8 décembre 2022
La crise actuelle en santé est le résultat de plusieurs décennies
d'offensive néolibérale antisociale. Une des caractéristiques de
cette offensive est de nier la responsabilité de la société envers
ses membres et le rôle du gouvernement en tant que défenseur du
bien public. Cela nécessite une redéfinition de ce qu'est le
domaine dit public. Juste le fait que la notion de public ait été
associée à un « secteur » – l'autre étant le privé – est
problématique. Une redéfinition du domaine dit public par les
principaux intéressés – les travailleurs de la santé, mais aussi
l'ensemble des travailleurs et de la population – est à l'ordre u
jour.
Le recours au privé,
comme la construction de mini-hôpitaux récemment annoncée par le
gouvernement du Québec, est présenté comme étant des mesures
complémentaires aux institutions de santé publique, visant même à
« désengorger les urgences » et « réduire les listes d'attente
». En 2018, le président des Chambres de commerce du Québec, dans
un article intitulé « Le secteur privé, partenaire d'un système
public et universel de santé », parle du problème des listes
d'attente qui perdurent, « malgré les milliards de dollars
d'investissement consentis par le trésor au cours des dernières
années ». Cette affirmation en soi fait partie de l'affirmation non
fondée que le système public n'est pas performant. Le président de
la Chambre de commerce ne prend même pas en compte qu'à peine trois
ans plus tôt, le gouvernement avait coupé des millions de dollars
en santé avec sa réforme de centralisation, de laquelle le système
ne s'est jamais remis. Il parle d'une « collaboration étroite et
clairement avantageuse » qui se serait développée entre le secteur
public et les entreprises privées et affirme que ce serait mal
interpréter l'esprit de la Loi canadienne sur la santé que de voir
dans ce genre de services connexes une entorse au principe de l'accès
universel.
Le premier ministre
du Québec François Legault a tenu des propos semblables plus
récemment en annonçant ses nouveaux projets de mini-hôpitaux.
Après avoir dit que la place du privé dans l'offre des soins de
santé est un « sujet un peu délicat au Québec », il a ajouté
qu'il ne fallait pas parler du privé « comme si on parlait du
diable ». C'est pourtant ce genre de diabolisation auquel se prêtent
les gouvernements lorsque les travailleurs revendiquent des salaires
et des conditions de travail qui leur sont acceptables à la hauteur
du travail qu'ils effectuent. C'est précisément ce que Doug Ford a
fait lorsqu'il a déclaré que les augmentations raisonnables
réclamées par les travailleurs en éducation détournent l'argent
qui est supposé aller pour les écoles, la santé, le transport en
commun et les infrastructures, pour les « services vitaux sur
lesquels comptent les travailleurs acharnés de cette province ».
Dans une lettre
ouverte en date du 22 septembre, la docteure Élise Girouard-Chantal,
médecin résidente, au nom du conseil d'administration des Médecins
québécois pour le régime public, dit : « Ne nous laissons pas
flouer : le but premier des entreprises privées est de faire du
profit, même en santé. » Elle explique que le mode de financement
qui a cours dans les Groupes de médecine familiale (GMF) est public
mais que la gestion est privée. Elle affirme que ce mode de
financement coûte beaucoup plus cher à l'État, puisque les
médecins qui y pratiquent reçoivent, pour chaque acte, une
rémunération supérieure de 35 % qui vise à couvrir les frais de
fonctionnement de la gestion privée. Une portion significative de
GMF est constituée de sociétés par actions faisant des profits
substantiels sur le dos des Québécois payant taxes et impôts,
dit-elle.
Elle poursuit en
disant que les initiatives de privatisation telles que celle mise de
l'avant par la CAQ privent le système public de sa capacité de
soigner les patients. L'exemple illustrant parfaitement ce concept,
dit-elle, est celui des agences privées de placement, abondamment
utilisées pendant la pandémie. Les travailleurs recrutés par ces
agences étaient des travailleurs du public ayant quitté le réseau
pour être réengagés via l'agence, parfois dans le même hôpital.
Pour le même travailleur, le gouvernement paye alors plus cher, car
les agences se gardent une généreuse marge de profit.
La docteure
Girouard-Chantal ajoute que la privatisation est souvent présentée
comme la solution miracle permettant de donner de meilleurs soins et
de réduire les listes d'attente. Les données démontrent, en fait,
qu'un réseau privé parallèle ne permet pas d'alléger le fardeau
du public, risquant au contraire d'y allonger les délais d'attente.
Dans le domaine des soins de longue durée, des études ont démontré
que les établissements privés étaient associés à une qualité
moindre des soins, et même à un surplus de mortalité. Le mythe de
la supériorité de la gestion privée au Québec s'est effondré
pendant la pandémie avec les résidences privées pour aînés.
Les propositions
mises de l'avant par la docteure rejoignent celles de la FIQ et
d'autres syndicats : améliorer les conditions de travail des
infirmières en abolissant le temps supplémentaire obligatoire,
adopter une loi sur les ratios patient-personnel sécuritaires et
bloquer la sous-traitance avec les agences privées de main-d'
oeuvre, bloquer les GMF à but lucratif, les centres médicaux
spécialisés à investisseurs privés et les partenariats
publics-privés.
Pour ce qui est des
CHSLD et des résidences pour personnes âgées privés, de nombreux
rapports, dont celui de la coroner du Québec Géhane Kamel sur les
décès de personnes âgées ou vulnérables survenus dans des
milieux d'hébergement au cours de la première vague de la pandémie
de COVID-19, ont dénoncé le fait que la santé de nos aînés soit
confiée à des institutions privées dont le but est de faire de
l'argent sur leur dos. Les preuves étaient accablantes, et
démontraient que ces résidences ne sont pas équipées en
ressources humaines et matérielles pour traiter de maladies et de
problèmes fréquents chez les aînés, ni même pour prendre des
mesures épidémiologiques de base, et encore moins pour faire face à
une pandémie.
Certaines familles
dont les proches ont été victimes de ces tragédies font toujours
des démarches devant les tribunaux pour obtenir justice. La plus
récente est une poursuite civile où deux familles réclament des
dommages au gouvernement du Québec pour la maltraitance présumée
de leurs parents durant la première vague de COVID-19. Un membre
d'une des familles a dit qu'il est important d'obtenir justice, nos
aînés ayant été sacrifiés, et qu'il espérait qu'un jugement en
faveur des familles forcera le gouvernement à améliorer les soins
aux aînés et qu'il fasse en sorte qu'une telle tragédie ne se
reproduise pas. Ces familles craignent que le rapport de la coroner
Géhane Kamel sur les décès survenus en CHSLD soit relégué aux
oubliettes et s'expliquent mal pourquoi, pendant la campagne
électorale, les partis n'ont pas osé parler de la situation
catastrophique dans les CHSLD, affirmant qu'on ne peut pas faire
semblant que ça n'existe pas.
Dans son rapport, la
coroner avait déclaré que cette tragédie représentait une «
rupture du contrat moral et sociétal ». Ses mots expriment bien, en
fait, la situation actuelle puisque depuis quelques décennies déjà
nous assistons bel et bien à une rupture du contrat moral et
sociétal de la société civile. Toute notion même de société et
de la responsabilité des gouvernements en tant que garants du
mieux-être de la population est caduque. Devant le démantèlement
du système de santé où chacun est laissé pour compte, devant ces
graves atteintes à notre bien-être physique et mental, qui d'autre
que le public lui-même — constitué des travailleurs de la santé
et de l'ensemble des travailleurs et de la population — peut venir
à la défense de soins qui répondent aux besoins de la population
et qui lui reviennent de droit ? Qui d'autre est en mesure de mettre
sa force collective en marche et de rallier tout le monde autour d'un
programme de santé publique dont le contenu se dessine clairement,
avec, en priorité, l'amélioration des conditions de travail des
personnes qui dispensent les soins et la protection de leur santé et
de leur sécurité ?